Melech regarda le corps disloqué qui gisait à ses pieds et soupira. C’était toujours pareils avec ces conjurateurs : des sorciers sans talent et aigris, qui immanquablement finissaient par se tourner – par frustration, volonté de puissance, ou simple avidité – vers les ouvrages de magie noire. Généralement, leurs premiers pas sur les sombres sentiers des arts de Greell se déroulaient sans accroc, jusqu’à ce que, enivrés par leurs succès, ils se lancent dans l’invocation de forces qui les dépassaient. Celui-ci n’avait pas dérogé à la règle. Petit, malingre, le visage rongé par la vérole, les yeux fous, il l’avait appelé du plus profond des Enfers… « Tu me donneras ce que je veux, Melech, démon du huitième cercle ! ». Leurs désirs étaient généralement à la hauteur de leur personne : médiocres. Richesses, femmes, pouvoir. Risible et affligeant. D’autant plus qu’il avait bien évidemment omis un détail essentiel à son rituel : la neuvième bougie qui aurait enfermé le démon et l’aurait contraint à servir son « maître ». Melech avait donc attendu patiemment que ce pitoyable fou termine son petit discours pour quitter le cercle d’invocation et le broyer, très tranquillement, entre ses énormes mains. Melech n’aimait pas les magiciens, mais les sorciers et les nécromants lui répugnaient plus que tout – non parce qu’ils pratiquaient des arts maléfiques, loin de là, mais parce qu’ils étaient presque toujours suffisants, discourtois et dépourvus de tout raffinement. Et s’il y avait bien une chose qu’il ne supportait pas, c’était l’impolitesse.
L’infernale créature se concentra un moment – sa silhouette disparut dans une gerbe de flammes brûlantes et, lorsque celles-ci s’éteignirent, à la place d’un être immense, à la peau rougeoyante et cornue, aux inquiétantes prunelles de braise, se tenait un jeune homme d’une vingtaine d’années, à la longue chevelure rousse et aux magnifiques yeux ambrés. Nonchalamment, le démon métamorphe se mit à fouiller la pièce, sans se soucier outre mesure du cadavre de sa victime : grimoires de nécromancie, livres de maléfices, manuels de malédiction – rien que de très habituel. Déçu, Melech allait tourner les talons quand ses yeux furent attirés par un petit ouvrage de cuir noir et écailleux, glissé sous une pile d’écrits poussiéreux. Intrigué, il s’en empara et commença à lire.

… Des fleurs aux corolles de neige et de sang, aux parfums entêtants, s’épanouissaient dans la végétation foisonnante où Zelinn aimait à se promener, seule ou en compagnie du Dieu à qui elle avait donné son cœur. Parfois, des créatures féroces rugissaient dans le lointain, qui traquaient quelque proie innocente mais la merveilleuse jeune femme n’en avait cure – à elle, elles ne faisaient aucun mal…
… Zelinn n’avait pas d’ennemi. Ou, du moins le croyait, car il en était une, maléfique, implacable, maîtresse des démons et des morts vivants qui la haïssait du plus profond de son être. Greell, la déesse des Enfers, jalousait Zelinn qui était tout ce qu’elle n’était pas – douce, innocente, aimée de Partagos - et avait juré sa perte…
… Alors elle demanda à Adramelech de prendre l’apparence de Partagos et de se rendre auprès de Zelinn, mais elle s’arrangea pour que le dieu les découvre, rendant au démon sa véritable apparence… Greell savait que son serviteur mourrait, elle avait tout prévu et ce jeune démon, qui avait cru qu’il serait récompensé en corrompant simplement une mortelle – il était si facile, pour la Maîtresse des deux Fois Nés de les manipuler – n’était pour elle qu’un pion sacrifiable…

- Adramelech ! Mon frère ! murmura Melech.
A cet instant, il y eut un éclair et le démon se sentit aspiré à l’intérieur du livre, comme si ce qu’il contenait n’était autre que le passé, le présent et l’avenir non encore écrit de l’île de Zelinn.

Une lumière blanche jaillit dans la salle d’invocation, où le sorcier avait trouvé la mort. Un être diaphane, vêtu d’une longue robe iridescente, en sortit et tendit une longue main aux reflets irisés vers le petit livre noir. Celui-ci glissa sur le sol et bondit dans sa main.
Elios le contempla avec un léger sourire, puis d’une simple pensée, disparut de la pièce, laissant la dépouille du sorcier seule dans les ténèbres.

Une brèche étincelante déchira l’atmosphère et Melech, tel une sphère enflammée, fut projeté dans les airs à la vitesse de l’éclair. Quand il reprit ses esprits et se releva, il constata qu’il se trouvait au pied d’une grande roche plate, au cœur d’un paysage dévasté. Un paysage de cratères, de mort et de désolation. qu’il sut instinctivement être l’île de Zelinn… Bien différente de la description qu’il en avait lu dans le livre enchanté qui l’avait conduit jusque là. Prudent, il examina ses membres – il n’était pas blessé mais avait repris son apparence originelle. Où se trouvait-il ? Non, nul besoin de poser cette question… Il se trouvait sur l’île de Zelinn, maintenant appelée « île des cauchemars » ou « île de la vengeance »… Le démon préférait ce dernier nom. Car il allait venger son frère du courroux de Partagos et de la traîtrise de Greell. Comment ? Il ne le savait pas encore mais puisqu’il était sur ces lieux maudits, nul doute qu’il ne tarderait pas à trouver une solution. Lentement, le démon se concentra sur les lignes d’énergie maléfique qui parcouraient les alentours. Elles étaient nombreuses, très nombreuses et certaines vibraient, comme si elles se déplaçaient. L’une des plus fortes semblait émaner d’une béance dans la roche, juste derrière lui. Une bouche infernale prête à l’accueillir en son sein et à le protéger – ou tenter de le détruire, car les voies du mal n’étaient jamais sûres, même pour ceux qui le servait.
- Je ne suis donc pas seul en ces lieux de carnage, murmura-t-il. Alors autant en profiter. Mais d’abord…
Il tendit les mains devant lui, des flammes surgirent à ses pieds, enveloppèrent son corps, puis s’éteignirent. Il avait de nouveau pris l’apparence du mortel au cheveux de feu. C’était un déguisement qu’il affectionnait tout particulièrement, qui avait autrefois – très, très longtemps auparavant - été l’enveloppe charnelle d’un jeune homme aux formes parfaites et au cœur sensible qui s’était, un jour, livré à lui par désespoir et avait vendu son âme en échange du retour de Lilia, sa bien-aimée… malheureusement, celle-ci était morte et Melech n’avait pas, en cette lointaine époque, le pouvoir de contrôler les morts ou de les rendre à la vie. Il s’était alors métamorphosé en Lilia et avait passé dix années auprès de lui – avant que le contrat ne réclame le prix du sang…
Il s’avança lentement vers l’intérieur de la cavité. Il s’agissait en réalité d’une caverne de roches couleur de sang, dont les stalactites et les stalagmites, plus noires que les abysses, avaient la forme d’immenses crocs de dragon. Et, comme issus des entrailles même de cette terre maudite, des tambours au rythme lourd et profond en émanaient. Au moment même où il prit conscience de cette psalmodie rituelle, il sentit les émanations nauséabondes caractéristiques de la race orque. Des serviteurs de Partagos se terraient donc ici…
Il hésita un instant, tenté par l’idée de détruire ces êtres stupides et barabares qui heurtaient par leur existence même ses penchants esthétiques, puis se ravisa. Il serait beaucoup plus intéressant de se mêler à eux et de les espionner : cela lui permettrait peut-être de connaître les desseins de leur maître. Et rien ne l’empêcherait, ensuite, de mettre un terme définitif à leur misérable existence…

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